CRISE DES ÉLEVEURS: LE PAYSAN EST AUSSI UN ENTREPRENEUR.

Quelles mesures pour débloquer la situation ? Le point de vue d’un pro.

Par Daniel Sauvaitre.

agriculture  matthias ripp(CC BY 2.0)

Cet été, sécheresse, canicule, cours bas à la production pour la viande et le lait ont mis l’agriculture à la une et les agriculteurs dans la rue.

Les éleveurs ont ainsi dit leur exaspération envers les normes, les contrôles et les prix bas qu’ils subissent. Ils ont fait savoir au gouvernement, à la grande distribution et à la population toute entière qu’une partie grandissante d’entre eux n’arrive plus à joindre les deux bouts et court tout droit à la faillite.

Blocages de routes et blocus contre certains commerces ont permis un très large écho à leur action revendicatrice dans tous les médias.

Après un peu de retard à l’allumage, le gouvernement a annoncé à coups de millions illusoires un plan de soutien à leur filière en crise avant d’enjoindre les clients des éleveurs à payer plus cher lait et viande.

Les turbulences très vives un peu partout en France ont aussi été l’occasion d’un grand débat sur les causes et les responsables de cette situation.

La question est maintenant de savoir si les diagnostics opérés, les arguments développés dans les journaux et à la télévision par toutes les parties prenantes éclairent utilement la voie à suivre pour installer de meilleurs équilibres économiques et un revenu satisfaisant pour les éleveurs.

Pour vivre au quotidien une situation très similaire en tant qu’arboriculteur et viticulteur, mais aussi comme représentant des organisations de producteurs de pommes, de poires et d’autres fruits et légumes, je n’en suis pas vraiment sûr.

Les messages perçus lors des manifestations ou issus de nombre de déclarations dans les médias font état de prix d’achat en dessous du prix de revient que subissent les éleveurs de la part de leurs coopératives, de négociants, d’abattoirs et de la grande distribution. Ces derniers bien entendu sont dénoncés pour tirer exagérément les prix vers le bas et faire de bonnes marges sur le dos des producteurs. La concurrence déloyale au sein de l’Europe est aussi très vivement dénoncée, tout comme l’empilement de normes franco-françaises. Et pour finir, c’est la politique agricole commune trop libérale qui est désignée comme le modèle à remettre en cause au plus vite.

L’argumentation semble assez largement convenir aux médias et à certains politiques raccords avec l’opinion publique qui en profitent eux aussi pour dénoncer un modèle productiviste à bout de souffle et montrer que le salut passe par le bio et les circuits courts.

François Guillaume, ancien président de la FNSEA devenu ministre de l’Agriculture en 1986 et aujourd’hui membre de Debout la République a même repris la plume dans Le Figaro pour proposer le retour des prix garantis et des quotas. Si la description qu’il fait du quotidien kafkaïen d’un agriculteur est poignante de vérité, c’est bien à un grand bond en arrière kolkhozien qu’il nous invite pour nous affranchir de ce qu’il considère être les horreurs du libre échange. Chacun y va gaiement de son simplisme pavé de bonnes intentions qui nous conduirait pourtant tout droit vers l’enfer.

Au risque de l’impopularité et de choquer les âmes sensibles, je crois utile de rappeler brutalement quelques fondamentaux qui ne transparaissent pas vraiment dans cette information délivrée en boucle au public ces jours-ci.

Le paysan est un entrepreneur libre

Un paysan est en entrepreneur libre et responsable, informé de l’environnement légal et réglementaire qui encadre son activité. Il est conscient de la concurrence et des conditions de l’accès au marché pour ce qu’il se propose de produire. Il est seul avec ses assurances et son patrimoine face à ses créanciers en cas de difficulté. Rien ne lui est garanti, ni les récoltes, ni les primes, ni les clients pas plus que les prix de vente ou la stabilité des règles et des termes de la concurrence. Et pour le consommateur final auquel il destine ce qu’il produit, à tout instant il doit avoir en tête le célèbre constat implacable de Coluche formulé ainsi : « quand on pense qu’il suffirait que les gens arrêtent d’en acheter pour que ça ne se vende plus ».

Le fameux prix de revient dont on parle beaucoup ces jours ci est évidemment une donnée extrêmement importante qui permet de savoir pour l’entrepreneur à partir de quand il gagne ou perd de l’argent. Chaque paysan a le sien, toujours différent de celui d’un autre. Le marché s’en soucie comme d’une guigne pour la fixation du prix de l’échange qui découle de la confrontation de l’offre et la demande et de l’accord entre les parties.

Qu’il résulte du règlement qui lui est fait par sa coopérative ou par un négociant privé, le producteur est responsable de son prix de vente. Accepter de confier sa production à un opérateur sans savoir à quel prix elle lui sera payée est évidemment aussi de sa seule responsabilité.

Bien heureusement, personne n’est obligé de faire ce métier très risqué qui relève, comme beaucoup d’autres, à la fois du casino et de la roulette russe tant les paramètres influant sur le résultat sont nombreux et difficiles à maîtriser. Je pense même qu’il faudrait faire signer une décharge à ceux qui s’aventurent au-delà de la limite de sécurité communément admissible par le commun des mortels pour s’assurer qu’ils sont en pleine possession de leurs facultés intellectuelles et lucides sur les dangers qu’ils encourent.

Aussi lourd que cela soit à porter, revendiquer et être conscient de sa responsabilité et de sa liberté sont les premières des conditions à remplir pour chercher à mieux maîtriser son destin économique et influer positivement sur le cours des choses. S’afficher comme victime relève alors de la tactique et de la ruse pour obtenir de l’aide. Rien de plus.

À mon sens, dans la crise que subissent les éleveurs, il faut distinguer ce qui est structurel et largement indépendant de leur volonté de ce qui est nettement plus conjoncturel et où ils sont clairement à la manœuvre et partie prenante.

L’activité de l’éleveur s’exerce en France, dans un pays qui, au-delà des règles européennes communes, se donne les siennes propres. Salaire minimum, droit du travail, droits sociaux, normes sanitaires et environnementales, obligations administratives, encadrement du partage des terres et de la taille des exploitations, impôts et taxations divers, autant de paramètres qui sont déterminants pour la compétitivité de l’éleveur vis-à-vis de ses concurrents européens et mondiaux. Quelle que soit la performance technique et organisationnelle de l’éleveur, l’impact de ces critères externes est décisif dans le jeu concurrentiel auquel il participe.

Il se trouve malheureusement pour l’éleveur comme pour de nombreux entrepreneurs d’autres secteurs de l’activité économique que la France a fait ses choix politiques sans tenir compte des impacts négatifs sur sa compétitivité comparativement à celle de ses concurrents. Pourtant les marchés sont de plus en plus ouverts en Europe, mais aussi dans le monde.

L’inadaptation française

Parfaitement démocratique, la France, comme la Grèce, est seule responsable de ses choix inadaptés et de leurs implications. L’intérêt des manifestations bruyantes de ces dernières semaines par les éleveurs est bien entendu de relier quelques effets douloureux et méconnus des causes du peuple validées par les urnes.

« Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes » disait Bossuet. À cette aune, même la fille aînée de l’église n’a pas fini de se faire moquer d’elle. Attachée à ses dogmes sociétaux et à ses tabous normatifs, la France n’en finit pas de geindre et d’accuser les autres nations de ne pas avoir fait les mêmes choix qu’elle. Pays des droits de l’homme, elle se croit toujours le phare du monde. Mais d’ici peu il y aura beaucoup de place de la cave au grenier devenus vides des productions qui jadis les encombraient.

Il est saisissant de voir la réaction du ministre de l’Agriculture face à la crise. Là où on aimerait qu’il ait un plan pour redonner aux producteurs une compétitivité comparable à celle dont bénéficient ceux d’outre Rhin, il esquive ses responsabilités sur ce terrain politique miné par la sacralisation corporatiste de tous les immobilismes.

Non sans talent de diversion politique, comme les éleveurs en détresse il pointe assez cyniquement du doigt les acheteurs. Il les invite à faire un effort pour payer plus cher. Et c’est ainsi que l’on assiste médusé au soutien par un ministre de la République d’une entente sur un prix du cochon à 1,40 euro. Je suppose que Bruno Lasserre, le président sourcilleux de l’Autorité de la concurrence, est en vacances loin de l’hexagone. En tout cas, il est étonnamment muet. Dans le même temps où les procès pour entente pleuvent dans le monde agricole avec de très lourdes amendes à la clef, Stéphane Le Foll conspue le refus du respect de l’entente. De la pure gesticulation qui perpétue le mensonge criminel de la possibilité légale d’un prix minimum garanti. Et c’est le même ministre qui par la main de fer d’un préfet interdit aussi à la ferme des mille vaches d’en avoir plus de cinq cents quand elles se multiplient à plus de mille hors de nos frontières.

Voilà comment le gouvernement œuvre au quotidien à la perte de compétitivité de la France et à la réduction de la production qui en découle tout en faisant croire le contraire en simulant un soutien aux éleveurs par le verbe. L’agriculture n’a pas l’apanage de cette duplicité. Il n’y a pas que dans le cochon que l’art consommé de la communication s’est substitué à l’action pour le gouvernement. Bien d’autres domaines en pâtissent.

Je note quand même qu’au fil des jours, c’est bien cette revendication pertinente d’une plus grande compétitivité de la France qui est ciblée par la profession. Et c’est bien là l’action structurelle déterminante qui doit être conduite politiquement  pour inverser la tendance, si tant est que cela soit vraiment souhaité. À défaut, l’élevage aussi diminuera en France.

Le cadre structurel actuel n’étant malheureusement pas promis à bouger rapidement, que peut-il être amélioré du côté du conjoncturel ?

Comment se démarquer

Baisse de la consommation de viande, hausse de la production en Allemagne et en Espagne, embargo russe ont conduit à une surproduction poussant à proposer des prix de plus en plus bas pour vendre. Puisqu’il est impossible de stocker et de garder les bêtes au-delà de la qualité et du poids requis une fois ceux-ci obtenus.

La baisse des cours en dessous du seuil de rentabilité fait disparaître les exploitations les plus fragiles. L’offre finit par diminuer et les prix remontent, jusqu’à la prochaine surproduction suscitée par la rentabilité retrouvée de ceux qui ont pu résister. En dehors d’événements exceptionnels comme un embargo ou une épidémie, la régulation de l’offre et de la demande se fait sans grands à-coups. Mais il y a toujours des événements exceptionnels et des concurrents incités à produire par des prix qui pour d’autres ne sont déjà plus suffisants.

Dès lors qu’un producteur entre sur un marché de matière première banalisée, d’une qualité standardisée et où les origines comptent peu, la compétition se fait sur le prix. Seuls les plus performants s’en tirent. Et nous avons vu qu’une excellente technicité et productivité peuvent ne pas suffire face à des conditions structurelles de coût plus performantes. Les éleveurs français sont donc à la peine.

Dès lors, tout producteur doit chercher à se différencier pour entraîner une préférence positive pour son produit. Cela commence par l’identification de l’origine France qui, associée à une bonne qualité, permet de susciter un réflexe patriotique qui se valorise d’une partie de la différence de compétitivité manquante. Cela se poursuit par les labels, les marques, les qualités spécifiques et originales, la contractualisation avec des distributeurs qui eux aussi sont à la recherche de différentiation pour leur commerce. Tout ce qui permet de débanaliser et de créer de la valeur reconnue par le client est à rechercher. Dans un monde ouvert et dans un pays qui a fait le choix de normes plus exigeantes que dans d’autres pays producteurs, seule une originalité et un lien particulier tissé avec les distributeurs et les consommateurs peuvent compenser le handicap du coût de production.

Toutes les niches sont à explorer. Et elles le sont déjà amplement. Vente directe au consommateur à la ferme, magasins de producteurs, label bio, label rouge, marketing de marques fleurissent dans la campagne et sur les étals. Nombre de producteurs se prennent en main. Et il reste encore beaucoup à faire et à innover dans ces domaines.

Pour autant les standards européens et mondiaux progressent sans cesse et la part en volume des quantités produites soumises à ces concurrences reste de loin la plus importante. Il parait alors complètement inconcevable que la France renonce à se rendre compétitive et abandonne progressivement à d’autres une part de plus en plus élevée de sa production.

Je le répète, la légitimité du combat professionnel porte essentiellement sur ces questions organisationnelles nationales. Je suis beaucoup moins convaincu dès lors que la colère s’adresse aux concurrents ou aux clients. S’ils enfreignent la loi, c’est aux pouvoirs publics d’agir. Mais si ce n’est pas le cas, c’est un très mauvais signal qui est adressé à ceux dont on revendique par ailleurs la coopération ou dont le pays est notre client pour d’autres productions. Le résultat à moyen terme risque de s’avérer contre-productif par rapport à ce qui était escompté. Les industriels, les distributeurs, pas plus que les producteurs n’aiment agir durablement sous la menace ou la contrainte de leurs fournisseurs.

Finalement c’est la Cooperl, la coopérative qui appartient à ses 2500 producteurs et qui commercialise 70% de la production de porcs en France qui a sifflé la fin de la mascarade du prix de 1,40 euros fixé dans le bureau du ministre et devenu le prix plancher du marché au cadran de Plérin. En demandant le retour du marché libre et en pointant vers le ministre de l’Agriculture la responsabilité de l’absence de compétitivité de la France, la vérité de la situation apparaît enfin au grand jour.

Demander à la Cooperl de payer les cochons de ses coopérateurs 1,40 euros le kilo alors que la coopérative est incapable de répercuter son coût d’achat auprès de ses clients conduit nécessairement à lui faire assumer des pertes. Pertes qui retomberont au final sur les coopérateurs puisque ce sont eux qui ont la responsabilité financière de la coopérative. Difficile de faire plus illusoire comme promesse à un producteur.

Chercher à s’élever dans les airs en se tirant par les cheveux ne fonctionne que dans la tête du ministre malheureusement. Inviter la Cooperl à revenir enchérir au marché au cadran au prix fixé à l’avance de 1,40 euros a quelque chose de surréaliste et d’imbécile qui ne rassure pas sur la rationalité en haut lieu.

On peut au passage se demander si la défense d’un prix franco-français par la coopération des producteurs et des distributeurs en adéquation avec l’origine France est compatible avec un marché au cadran dont les transactions représentent moins de 20% du marché. La contractualisation de gré à gré en dehors de la « transparence » du cadran permettrait de mieux segmenter les prix en fonction des débouchés en France et à l’exportation.

La question s’est posée pour la tomate. Mais l’esprit d’Alexis Gourvennec planait encore trop fort pour que le débat technique puisse avoir lieu sereinement. Rien n’a bougé depuis. Pourtant cette « transparence » dès lors qu’elle ne concerne qu’une petite partie des transactions peut donner lieu à des manipulations à l’opposé de l’effet recherché. Peut-être la déflagration de ces derniers jours permettra-t-elle de retravailler cette question essentielle pour des cotations différenciées selon les marchés. Avec pour objectif de valoriser collectivement l’origine France auprès des clients français pour compenser en partie les surcoûts qui doivent y être assumés.

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