Suppression de l’ENA : mesure efficace ou gadget électoraliste ?

Le président de la république a différé sa communication aux français du fait de l’incendie de  la cathédrale de Paris.

Il faut dire que, comme nous l’avons déjà écrit, E Macron est en fait très ennuyé parce qu’il ne sait pas vraiment comment clore le grand débat ; en particulier parce qu’il n’a pas grand-chose à annoncer aux français. La raison essentielle est qu’il n’a, du fait du poids à la fois des dépenses et des dettes publiques, pratiquement aucune marge de manœuvre. Il redoute donc, avec quelque raison, que son annonce soit mal accueillie.

Certaines informations ont néanmoins « fuité » dans la presse. En fait, l’Élysée a communiqué au préalable aux rédactions des médias la teneur des déclarations du président afin qu’elles ne soient pas prises au dépourvu ; mais l’incendie s’est développé quelques minutes seulement avant la communication présidentielle.

L’une d’entre elles peut apparaître surprenante de la part d’un ancien élève : la suppression de l’ENA !

On peut donc se poser la question : La suppression de cette école de la haute fonction publique serait-elle de nature à résoudre nos problèmes ou ne serait-ce pas plutôt une mesure gadget, cosmétique pour calmer les français et les revendications que le pouvoir ne peut pas satisfaire … avec l’avantage que cela ne coûterait pas grand-chose aux finances publiques ?

Un peu d’histoire :

L’ENA n’est pas apparue de but en blanc ; elle est en fait la suite « l’école des cadres » d’Uriage (à côté de Grenoble) créée en 1940 sous le très controversé régime de Vichy.

Bien que celle-ci ait été qualifiée d’école de la collaboration, le concept, comme souvent à la libération à propos de nombre des institutions créées pendant la période de l’Etat français du maréchal Pétain, a été conservé (c’est aussi le cas des ordres professionnels).

L’ENA  a été créée par une ordonnance (du 09 octobre 1945) du gouvernement provisoire de la république française et elle est devenue, au fil des ans, une véritable école de management à la française.

L’ENA une école très décriée :

Cette école apparaît être en fait conforme à la tradition française qui a eu très tôt un Etat fortement centralisé avec la monarchie absolue, le jacobinisme, l’Empire napoléonien et la troisième République. D’ailleurs, les promoteurs de cette école (le général de Gaulle, chef du gouvernement provisoire, Michel Debré, maître des requêtes au conseil d’Etat et Maurice Thorez, secrétaire général du parti communiste et vice président du conseil c’est à dire vice premier ministre) étaient tous des partisans d’un Etat fort.

On sait d’ailleurs aujourd’hui ce que signifie Etat fort : c’est un pays avec une administration pesante et intrusive et des impôts très lourds !

La principale critique formulée à l’encontre de l’ENA est que l’aristocratie de l’ancien régime liée à la naissance s’est mutée en méritocratie du diplôme qui ouvre toutes les portes ; avec cette réserve toutefois que l’on sait que l’origine sociologique des élèves se concentre, pour l’immense majorité, dans des familles de cadres supérieurs donc aisées à très aisées.

On peut donc parler d’élitisme de classe et il est vrai que l’ENA ouvre en effet toutes les portes. Si vous avez réussi le concours de l’ENA, le monde est à vous ; enfin avec cette réserve que ce monde ne sera jamais que français car, curieusement, ce mode de formation n’a pas été copié dans les autres pays de l’OCDE ou de l’Union Européenne. La vision étatisée de la société reste donc essentiellement une vision française liée à son centralisme historique !

Aux USA, il se trouve que c’est exactement l’inverse car les meilleurs étudiants vont dans le privé – l’administration étant réservée aux « autres ». Mais, aux USA, on cultive la réussite sociale à travers la réussite dans les affaires alors qu’en France on glorifie le service de l’Etat et le dévouement désintéressé des hauts fonctionnaires …Image à la fois trompeuse et hypocrite … s’il en est !

Véritable caricature de l’élite technocratique, les anciens élèves cultivent un entre soi avec ses codes et ses réseaux tout en permettant à des jeunes gens de 25 ans n’ayant aucune expérience professionnelle d’accéder à des postes à responsabilité voire à très haute responsabilité.

Et pourtant, ce ne sont pas forcément les meilleurs qui entrent à l’ENA car c’est aussi, en dehors du fait qu’il faut connaître les codes d’accès, une question de moyens financiers.

Pour faire simple, il existe des boites de prépa qui permettent, contre confortable rémunération et dans le cadre d’un véritable entraînement d’une année, de former les candidats aux sujets et questions posés tant à l’écrit qu’au grand oral. On comprend alors que le système est surtout ouvert aux candidats dont les parents disposent de revenus confortables.

De temps en temps, un candidat isolé, en dehors de ce circuit de formation, soit par chance soit en raison de ses aptitudes intellectuelles, réussit le concours sans passer par le canal de ces instituts de formation spécialisés. J’ai connu un cas mais c’est très rare et c’est presque considéré comme un « accident » ! On comprend dès lors où se situe la norme !

Il n’est pas inutile de savoir que ce système de prépa est exactement le même pour le concours d’entrée à l’ENM (école de la magistrature).

Les non initiés découvrent alors que les conditions d’accès sont en fait biaisées ; compte non tenu du fait qu’il y a une sorte de déterminisme social et une tendance à la reproduction des cursus professionnels au cours des générations (les enfants d’énarques font l’ENA et les enfants de magistrats font l’ENM) ! Cela ne peut pas évidement être le fruit du seul hasard … et du seul mérite individuel !

On sait que la classe politique française se recrute majoritairement au sein des anciens élèves de l’ENA, surtout depuis les années 1970, mais il faut quand même préciser tous les énarques ne font pas de la politique…loin s’en faut !

On remarquera quand même que depuis 1958, 4 présidents de la république sur 9 sont issus de l’ENA (Giscard, Chirac, Hollande, Macron) ; avec une fréquence qui tend à s’intensifier puisque, sur les quatre derniers, trois sont issus de l’ENA  (N Sarkozy était avocat) !

On ne peut pas considérer que l’ENA soit une école politique ; mais tous ceux qui ont approché les énarques se sont aperçus d’une caractéristique commune à tous les élèves : un formatage intellectuel et une fermeture d’esprit qui leur donne une vision du monde limitée à une note de synthèse en trois parties !

On pourrait même ajouter qu’ils font preuve d’un grand conformisme intellectuel en ce sens qu’ils sont tous des étatistes bon teint (on peut même parler de fétichisme de l’Etat) ; c’est à dire des tenants de l’interventionnisme d’Etat, de l’économie dirigée (sous leur férule) et que ce sont donc des adversaires du libéralisme.

D’ailleurs, comme on ne connaît pas d’énarque libéral … on doit en conclure que cette école dispense bien une formation spécifique aboutissant clairement à une conception bien particulière du rôle de l’Etat et de son administration !

L’un des effets pervers de ce mode de recrutement est qu’il aboutit à une société rigide avec ses codes et ses règles de fonctionnement. On ne peut accéder à certaines fonctions que parce qu’on a fait l’ENA … pas parce qu’on est compétent ! Or, l’ENA est avant tout un mode de recrutement …pas une preuve de compétence ; surtout dans ce monde de l’administration où la promotion se fait à l’ancienneté et non au mérite (en fonction des compétences) !

On comprend dès lors pourquoi la population a un sentiment de système bloqué au profit de quelques uns ! Dans l’ex URSS, il y avait un nom pour désigner ces insiders du pouvoir : les apparatchiks ; ce qui revient à décrire un système figé … au profit des anciens élèves et laisse le sentiment d’une caste fermée sur elle-même, protégeant ses privilèges au détriment de la population entière !

On voit des énarques partout, même à des postes où ils ne devraient pas être, et le ressenti de la population est celui d’une mafia qui a pris le contrôle de l’Etat alors que l’on connaît les liens, voire le copinage entre la politique et l’administration, en raison du fait que le fonctionnaire est devenu un intermédiaire obligatoire du fonctionnement de la société aboutissant à un développement anormal de privilèges, de clientélisme, de gabegie et de pillage de l’économie privée.

Certains ont brocardé cette main mise en évoquant le fait que le service de l’Etat était devenu se servir de l’Etat (à des fins personnelles pour établir des baronnies) !

On sait aussi qu’un certain nombre d’entre eux à Bercy bénéficient de privilèges insensés avec des salaires hors échelle, des primes substantielles (on parle de 100.000 à 150.000€) versées, en toute discrétion, en dehors de tout contrôle et de surcroît non imposables !?!

Vivant de l’impôt collecté, ils sont assurés en outre de pouvoir toujours survivre quelles que soient les conditions et sont de ce fait impitoyables dans la perception de celui-ci ! Cela peut expliquer aussi, au moins partiellement, la culture de l’impôt qui domine au sein de cette élite.

Néanmoins, il faut souligner l’opacité du système car l’élite concernée ne tient pas trop à ce que tout cela s’ébruite ! Cela fait immanquablement penser à  un véritable Etat dans l’Etat avec ses codes, ses règles, ses avantages. La cour des comptes a d’ailleurs eu beaucoup de difficultés pour obtenir communication de l’organigramme et les grilles de rémunération des 5 ou 600 plus hauts fonctionnaires de Bercy.

Suppression : Mesure efficace ou gadget ?

En fait, ce n’est pas l’ENA en tant que telle qui pose problème, c’est :

– d’une part, le système abusivement avantageux, et tout à fait dérogatoire, qui a été mis en place au profit des énarques. Il permet à des hauts fonctionnaires de faire de la politique tout en étant encore fonctionnaire, de faire des allers et retours entre politique et mandats électifs et leur corps d’origine mais aussi entre administration et entreprises privées ou publiques avec l’assurance de retrouver leur poste tout en bénéficiant de la progression de carrière dans leur corps administratif d’origine et de cumuler des rémunérations et des retraites à des montants tout à fait stupéfiants (pour des gens comme Hollande, Eyrault et Chirac ce sont des retraites de l’ordre de 35.000 € par mois).

C’est un jeu dans lequel l’énarque gagne à tous les coups !

– d’autre part, le fait que ces hauts fonctionnaires ont pris le contrôle de l’Etat et de son fonctionnement et qu’ils sont passés d’exécutants à décideurs en étendant, telle une araignée, une toile de réseaux qui aboutit à un véritable auto contrôle sans contrôle extérieur.

Les élus sont contraints de composer avec cette technocratie d’État devenue incontournable, car sans elle, il est impossible de faire quoique ce soit ; et cette emprise tend à s’étendre au secteur privé par le biais de réglementations, normes et instructions diverses et nombreuses !

Or, malgré leur formation et malgré leur pouvoir, ces élites présentent un handicap lié à leur formation : ils ont une vision dépassée du monde avec un Etat centralisé, lourd et inefficace, totalement sous contrôle d’une administration fonctionnant de manière autonome avec ses règles propres ! Pour eux, le marché ne compte pas ; seule compte la hiérarchie !

Ce mode de fonctionnement, qui pouvait se comprendre dans les années 50, est désormais  totalement obsolète dans le monde ouvert et concurrentiel d’aujourd’hui mais il n’a pas évolué !

Quelles mesures seraient efficaces ?

Plutôt qu’une suppression de l’ENA, qui serait de toute façon compensée par la mise en place d’un autre système de recrutement, il vaudrait mieux prendre un certain nombre de mesures destinées à empêcher le mélange des genres ; et notamment :

– la suppression du statut de la fonction publique,

– la démission obligatoire du fonctionnaire qui se lance en politique (comme au Royaume Uni),

– l’interdiction de cumuler des missions d’élu ou ministérielles sans avoir, au préalable, quitté la fonction publique,

– la suppression de la possibilité de faire du pantouflage et des allers et retours entre fonction publique et entreprises privées ou publiques,

– la modification du mode de recrutement des dirigeants d’entreprises publiques pour limiter l’accès des énarques,

L’ENA resterait alors seulement l’école de formation des cadres de l’administration ; mais sans être rien d’autre et sans pouvoir interférer ou noyauter tout le système !

En conclusion :

La suppression de l’ENA n’est probablement pas la solution pour limiter l’influence de la haute administration sur la vie publique si elle n’est pas accompagnée des préconisations ci-dessus ; compte non tenu du fait que cette élite, qui monopolise tous les postes de contrôle de la structure administrative, va s’opposer  à toute réforme… tout comme elle s’oppose actuellement à la réduction du nombre (excessif) des fonctionnaires qui constituent l’armée des petites mains du pouvoir !

Car, les anciens élèves de l’ENA ont fini par former une espèce de caste se répartissant les meilleurs postes et se protégeant les uns et les autres en s’opposant à toute tentative de remise en cause de leurs avantages.

Faute d’une véritable volonté politique dans le cadre d’un ensemble de mesures cohérent, E Macron se limitera donc à faire ce qu’il fait depuis son arrivée au pouvoir : De la réforme cosmétique tout en proclamant, à grand renfort de comm’, qu’il réforme à tout va. Il se limitera donc encore une fois à l’apparence des choses.

La suppression de l’ENA est en fait l’archétype de la mesure spectaculaire qui ne coûte pas grand-chose et qui n’engage à rien ! C’est donc avant tout une manœuvre politicienne pour « donner des gages » à ses électeurs et à ses détracteurs.

On s’aperçoit, à cette occasion, que les fonctionnaires lancés en politique ont bien du mal à passer à l’acte car consciemment ou inconsciemment, il leur est pratiquement impossible de remettre en cause le système qui les a créés !

Fatalement, ce n’est pas comme cela qu’on sortira la France de l’ornière … et qu’on réduira le poids de l’Etat.

Bien cordialement à tous !

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A propos Dominique Philos

Navigateur, né en 1958, après un DEA de droit commercial de l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne, je suis devenu Conseil Juridique, spécialisé en droit des affaires et fiscalité. L'Etat ayant décidé l'absorption des Conseils juridiques par les avocats, j'ai poursuivi mon activité en tant qu'avocat jusqu'à ce que je sois excédé par les difficultés mises à l'exercice de mon activité professionnelle. J'ai démissionné du Barreau en 1998 et partage désormais ma vie entre la France et la Grèce. Européen convaincu, je suis persuadé que le libéralisme est la seule option possible en matière économique.

4 réflexions sur « Suppression de l’ENA : mesure efficace ou gadget électoraliste ? »

  1. La suppression de l’ENA n’est plus guère mentionnée ces derniers jours. Macron risquerait gros à rencontrer en plus l’hostilité de la plupart des 6500 anciens élèves de cette institution.

    C’est elle qui crée la nouvelle aristocratie dont tous les français se plaignent les GJ allant jusqu’à la jacquerie, premier stade de la révolution.

    J.P. Chevènement, pourrait le soutenir. Le mot énarchie est apparu en 1967, dans le livre : L’Énarchie ou les Mandarins de la société bourgeoise, coécrit, sous le pseudonyme de Jacques Mandrin, par Jean-Pierre Chevènement, Alain Gomez, et Didier Motchane (+).

    Enarchie désigne une oligarchie où tous les postes-clés sont détenus par des anciens membres de cette école. Ce n’est pas tout à fait le cas mais presque !

    Chevènement, Gomez et Motchane sont des diplômés de l’ENA. Par leur pamphlet, ils critiquent la sélection sociale des élèves, la logique médiocre du classement final et la faiblesse de la formation dans le monde de l’entreprise de leur ancienne école.

    L’ouvrage prophétique utilise pour la première fois les termes d’énarchie et d’énarque. Ce deuxième terme a ensuite été plus largement repris que le premier, au point de passer dans le langage courant.

    Edwy Plenel parle lui d’énarchie, plus proche de la réalité définie par “le droit que se donnent les énarques de gouverner sur la base d’un diplôme”.

    C’est une caste fermée. Elle connaîtra -n’en doutons pas – en partie au moins et parfois (Bercy), le sort des fermiers généraux de 1789.

    1. Vous avez raison, E Macron ne peut pas se mettre à dos tout le monde !
      La situation (et sa situation) va devenir compliquée ….
      Je pense qu’il en est conscient et que c’est pour cela qu’il a repoussé son grand oral ….

  2. Pourquoi J. P. Chevènement devrait-il participer à la proposition de MACRON de supprimer l’ENA (dont il est pourtant sorti ayant raté trois fois l’entrée chez les philosophes) ?

    Le terme d’énarchie est apparu après la publication, déjà en 1967, du livre intitulé L’Énarchie ou les Mandarins de la société bourgeoise, coécrit, sous le pseudonyme de Jacques Mandrin, par Jean-Pierre Chevènement, Alain Gomez, et Didier Motchane (+).

    Le mot mélange l’acronyme « ENA » (l’École nationale d’administration) et la racine grecque arkhos, qui signifie « pouvoir » avec le suffixe « -arque » (que l’on trouve par exemple dans le mot « monarque »).

    Ce mot désigne une oligarchie où tous les postes-clés sont détenus par des anciens membres de cette école.

    Chevènement, Gomez et Motchane sont, eux-mêmes, des diplômés de l’ENA. Par leur pamphlet, ils critiquent « la sélection sociale des élèves, la logique (médiocre) du classement et la faiblesse de la formation (dans le monde de l’entreprise)» de leur ancienne école.

    L’ouvrage utilise pour la première fois les termes d’énarchie et d’énarque. Ce deuxième terme a ensuite été plus largement repris que le premier, au point de passer dans le langage courant.

    Edwy Plenel parle d’« énarchie », terme défini par « droit que se donnent les énarques de gouverner la société sur base de leur diplôme ».

    Nous sommes devant une caste fermée. Elle connaîtra -n’en doutons pas – le sort des fermiers généraux en 1789 etc.

    Devant leur révolte probable, MACRON devra utiliser le méthode MAUPOUE, celle de LOUIS XV: les priver de leurs places, de leur émoluments, et taxer lourdement leurs patrimoines.

  3. Excellente présentation de la surprise que constituerait la suppression de l’ENA.

    MACRON prend de gros risques avec ce projet, source de grosses difficultés.

    Il risque gros s’il rencontre l’hostilité de la plupart des 6500 anciens élèves.

    Cependant certains anciens, comme J.P. Chevènement, pourraient le soutenir.

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