Emmanuel Todd : « Depuis le Covid, nous savons que le mensonge d’Etat règne en France »

Cette interview d’Emmanuel Todd contient bien davantage que la phrase mise en avant par « L’Express » par souci de sensationnalisme, le péché mignon des journalistes…. Le personnage n’est pas vraiment ma tasse de thé, mais il mérite assurément d’être lu. Artofus.

Avant de s’illustrer en essayiste corrosif, l’auteur des Luttes des classes en France au XXIe siècle et de L’Origine des systèmes familiaux est d’abord un chercheur.

 

– Il admet « avoir une prédisposition pour rentrer dans le conflit intellectuel ». Et on le croit sur parole : Emmanuel Todd, godelureau de 69 ans, est l’auteur d’une oeuvre qui comprend, outre de charnus ouvrages érudits, plusieurs essais sociopolitiques violemment abrasifs, ce qui le rend à la fois facile d’accès et complexe. Beaucoup se reconnaissent dans ses embardées lexicales contre les dirigeants politiques ou l’euro ; d’autres l’exècrent pour cette même raison. Mais peu connaissent, au fond, le chercheur traduit dans de nombreux pays, l’Indiana Jones de la statistique historique adulé des Japonais, quoiqu’il ne soit jamais allé au-delà de directeur de la bibliothèque de l’Ined en matière de reconnaissance universitaire hexagonale. Depuis plus de quatre décennies, cet historien, démographe et anthropologue explore l’influence structurelle des systèmes familiaux sur les sociétés. Partout, et depuis que l’homme est l’homme. Une vie n’y suffirait pas. Autant dire le bonheur, pour Emmanuel Todd.

Difficile, en présence d’un spécialiste des systèmes familiaux comme vous, de ne pas commencer cet entretien par l’évocation de vos origines. D’où venez-vous, Emmanuel Todd ?

Emmanuel Todd : J’ai grandi à Saint-Germain-en-Laye, banlieue bourgeoise, dans une famille ruinée par la guerre. Nous vivions dans un appartement un peu délabré, avec mes arrière-grands-parents maternels, Robert Alphen et Germaine Hesse, descendants de juifs émancipés par la Révolution française, qui ont beaucoup compté pour moi. Ma grand-mère, elle, était la veuve de l’écrivain communiste Paul Nizan, le personnage célèbre de la famille.

Du côté paternel, vous ne manquiez pas non plus de figures intimidantes…

Mon père, le journaliste Olivier Todd, un ancien de L’Express et surtout du Nouvel Observateur, est le petit-fils de Dorothy Todd, ex-rédactrice en chef de Vogue,lesbienne flamboyante. Quand j’étais enfant, mon père m’effrayait. C’était un séducteur, il me parlait avec brutalité – une partie de mon affection pour l’historien Emmanuel Le Roy-Ladurie, un proche de la famille dont j’ai suivi les cours plus tard, tient au fait qu’il était, lui, extrêmement gentil. Mais, à l’âge adulte, il m’a été d’un grand soutien intellectuel. Nous avions comme un accord tacite : à lui les femmes, à moi les livres savants !

C’est lui que vous avez cherché à impressionner en vous lançant au fil de vos livres dans une « esquisse de l’histoire humaine » de ces 100 000 dernières années ?

Venir d’une famille originale est stimulant, mais, au-delà des défis et des rivalités intrafamiliales, il y a les hasards de l’existence. Ma fixation sur l’Histoire a été précoce. Dès l’âge de 10 ans, je lisais des récits sur la Rome antique ou la Renaissance.

Comment avez-vous eu l’idée d’associer aussi étroitement l’histoire à la statistique ?

J’ai fait de l’histoire à la Sorbonne, parallèlement à Sciences po. C’est là que j’ai découvert l’école des Annales,qui embrasse le temps long en croisant toutes sortes de champs, dont la démographie historique. Les cours de Jacques Dupâquier étaient extraordinaires. Quand je le voyais sortir de sa sacoche des listes d’habitants et des extraits de registres paroissiaux, j’adorais ! Et c’est à Cambridge que je suis devenu une sorte de technicien des structures familiales. Je voulais quitter la fac, apprendre l’anglais. Je me suis envolé là-bas, où j’ai suivi les cours de l’historien Peter Laslett, grand spécialiste de la question, qui fut mon directeur de thèse. J’avais – j’ai toujours – un rejet absolu du verbeux.

« J’ai été élevé contre la culture française »

Alors que l’époque, elle, en avait à revendre, avec ses stars structuralistes…

En ce sens-là, on peut dire que j’ai été élevé contre la culture française. La tradition intellectuelle de la famille, c’était Les Chiens de garde, où Paul Nizan met en boîte la philosophie bourgeoise. Ce qui explique pourquoi mes livres comportent des lignes désagréables pour Foucaultou Bourdieu. Le fumeux est pour moi un marqueur du caractère petit-bourgeois de la culture hexagonale. Je n’écris jamais de façon très compliquée, mais je tente de jouer de tous les instruments : l’économie, la sociologie, la géographie, l’anthropologie bien sûr.

Dès votre premier livre, La Chute finale, vous réussissez un coup de maître en donnant l’URSS pour morte dans les trente ans à venir – ce sera quinze – sans n’y jamais avoir mis les pieds. Puissance de la statistique, culot monstre : tout Emmanuel Todd est déjà là, non ?

Cela pouvait paraître arrogant, en effet – mon père avait transmis le manuscrit à son ami éditeur, le philosophe Jean-François Revel -, mais, en réalité, j’étais très timide à l’époque, je venais de passer mon doctorat d’histoire, j’étais un très gros bosseur. Lors d’un séjour en Hongrie, je découvre un pays qui correspond un peu à la France des années 1950. Je lis dans un annuaire statistique de l’ONU que le taux de mortalité infantile russe remonte – du jamais-vu dans un pays industrialisé. Et là, j’ai l’intuition que le système est miné de l’intérieur. J’analyse, j’ajoute la chute brutale de la fécondité, qui indiquait une évolution rapide des mentalités, le taux de suicide élevé, l’économie… Ce n’était pas du culot, mais une sorte de certitude d’avoir raison à partir de quelques chiffres. Quant au fait de n’avoir jamais été en Russie… Je suis dix-huitiémiste, et le XVIIIe siècle, je n’y suis jamais allé non plus !

Cette intuition première vous conduit ensuite à recouper la carte du communisme avec celle de la famille de type communautaire…

Pour moi, le lien logique était extrêmement simple. Le communisme, c’est l’égalité et l’autorité. Deux valeurs qui sont aussi au coeur de la famille communautaire, dans laquelle les fils sont associés au père, et héritent à parts à peu près égales. J’ai élargi ce constat en mettant en rapport les types familiaux traditionnels avec les idéologies dans La Troisième Planète et L’Enfance du monde, au début des années 1980, puis en étudiant la différenciation de ces formes familiales en Eurasie dans le tome I de L’Origine des systèmes familiaux.

Quels sont les grands types familiaux dégagés par vos travaux ?

La famille des origines, celle d’Homo sapiens, correspond à la famille nucléaire, évoluant dans un groupe local. Elle se compose du couple conjugal et des enfants, qui s’éloignent à l’âge adulte. La parenté du père est équivalente à celle de la mère ; les familles se regroupent localement. Il faudra cinq mille ans pour que les types familiaux se différencient, à partir de l’invention de l’écriture, à Sumer, en Mésopotamie, vers 3300 avant l’ère commune. La densification de l’agriculture au Moyen-Orient va amener la différenciation. Cela donne, premier temps de l’évolution, la famille souche – des ménages où cohabitent jusqu’à trois générations, avec un héritier unique, le plus souvent l’aîné des garçons, et l’affirmation de l’autorité paternelle.

Dans un deuxième temps, tous les fils restent sous contrôle paternel, et l’on obtient la famille communautaire. La famille restée nucléaire intègre aujourd’hui tous les pays anglo-américains, la France, l’Italie du Sud, l’Espagne du Centre et du Sud. Dans la catégorie souche se classent l’Allemagne, le Japon, la Corée du Sud, le sud-ouest de la France. Et dans les divers types communautaires, la Chine, la Russie, l’Inde du Nord. Le monde arabe ajoute, troisième temps, le mariage entre cousins au communautarisme familial.

« Je suis tombé malade à force de me faire insulter »

Vos recherches montrent que les structures familiales et la religion sont des mécanismes souterrains qui déterminent les valeurs politiques et les performances éducatives des sociétés, même lorsqu’elles ont été transformées par la modernité. Pourquoi cette clef d’interprétation du monde vous a-t-elle valu autant de critiques de vos pairs ?

J’étais persuadé qu’on allait me récompenser pour mon travail, et au lieu de ça, on m’a accusé de porter atteinte à la liberté humaine ! Les universitaires refusaient de lire les données et de débattre. Ce fut un vrai choc pour moi. J’ai fini par admettre que les sociétés ne voulaient pas connaître la vérité sur elles-mêmes. L’Occident individualiste a besoin de croire en la liberté absolue de l’individu, alors que l’individualisme moderne est déterminé par la famille nucléaire.

« Le patriarcat n’est pas l’archaïsme que l’on pense, mais le résultat de l’évolution des sociétés depuis Homo sapiens », analysez-vous. C’est ce qui s’appelle aller à rebours d’une idée dominante.

Patriarcat, genre, domination masculine… Tout cela est bien imprécis au regard des données accumulées par l’anthropologie. Surtout, on imagine un statut de la femme qui, parti de très bas, est en voie d’amélioration. Or, sur les cinq mille dernières années, la tendance est inverse. Dans la famille de l’humanité primitive, les hommes et les femmes avaient des rôles bien typés : aux femmes la cueillette et la reproduction, aux hommes la chasse, la défense du groupe et des enfants.

Avec l’agriculture sont apparus de nouveaux conflits, et avec eux la montée en puissance d’un statut masculin dominant, ainsi que l’invention des systèmes patrilinéaires, marginalisant la femme. Le féminisme moderne est né sur la frange occidentale de l’Eurasie et aux Etats-Unis, monde périphérique où avait survécu le couple originel des chasseurs-cueilleurs. Notre modernité prolonge donc un archaïsme. Mais les progrès de l’avortement sélectif des foetus de sexe féminin en Chine, en Inde, en Géorgie ou au Kosovo suggèrent que l’Occident est loin d’avoir gagné.

Il y a comme deux Emmanuel Todd : le chercheur novateur et le coupeur de têtes, qui éreinte Nicolas Sarkozy, Emmanuel Macron et les élites. Le second n’aurait-il pas tendance à éclipser le premier ?

Je ne dirais pas « éclipsé », bien que je semble avoir une prédisposition pour rentrer dans le conflit intellectuel, c’est vrai. La Chute finale était déjà assez polémique, tout en utilisant un matériau très scientifique. La controverse et la science sont sur le même registre, celui de la clarté et de la franchise. Mais l’important est qu’on puisse bien distinguer l’une de l’autre. Prenons mon engagement contre l’euro. J’ai très tôt eu l’intuition qu’il ne fonctionnerait jamais, parce que ma connaissance intime des différences européennes rendait inenvisageable l’idée que l’Allemagne, l’Italie et la France puissent fonctionner de façon homogène avec une monnaie commune. Je suis rentré dans le débat en me disant que les gens devaient connaître cette vérité.

Votre essai Qui est Charlie ?, dans lequel vous souteniez que les manifestants du 10 et 11 janvier 2015 étaient majoritairement des catholiques culturels « laïcards », voire islamophobes, c’était la provoc de trop ?

Pas la provoc de trop, un dépassement de la limite. Je reconnais que je me suis posé en juge de mon propre pays : l’unanimisme des classes moyennes, leur bonne conscience m’avaient mis hors de moi. Mais mon constat statistique était rigoureux. Je suis tombé malade à force de me faire insulter. Reste que ce livre est l’une des choses dont je suis le plus fier. J’ai fait face. En général, je ne me considère pas comme un intellectuel, mais comme un chercheur ; je n’interviens dans les débats que lorsque je pense détenir des éléments qui apportent quelque chose ou contredisent des attitudes majoritaires absurdes.

Dans Le Destin des immigrés, par exemple, j’explique que notre modèle d’intégration bute non pas sur l’islam, mais sur la structure familiale arabe patrilinéaire et endogame ; autrement dit, sur une différence anthropologique. Mais Qui est Charlie ?, au-delà de ses coefficients de corrélation, a fait de moi un intellectuel français dans la plus pure tradition, qui intervient pour dire ce qui est, selon lui, juste.

D’un côté, vous constatez, rassérénant, que la démocratie, est la première forme politique de l’humanité. Mais de l’autre, vous la décrivez comme « originellement xénophobe ». Les démocraties dites illibérales d’Europe de l’Est, comme la Hongrie ou la Pologne, vous semblent donc tout sauf un accident de l’histoire ?

« La chute du système démocratique n’est pas un drame absolu »

La démocratie des origines, telle qu’on peut l’observer dans les communautés primitives, à Athènes ou dans les républiques bouddhistes de l’Inde ancienne, est une association des adultes de sexe masculin qui se réunissent pour prendre des décisions, désigner des chefs et les contester. Elle va de pair avec la famille nucléaire d’Homo sapiens. La montée en puissance des formes politiques autoritaires a correspondu à la complexification ultérieure des structures familiales. La démocratie concrète, c’est donc un peuple particulier qui s’organise sur un territoire particulier, et qui se situe par rapport à des voisins. Si l’on est sérieux en termes de concepts, la Pologne actuelle est à la fois plus xénophobe et plus démocratique que la France. Elle rejette les immigrés, mais elle organise des élections qui ont un sens, elle a une monnaie, son gouvernement peut prendre des décisions.

En France, nous disposons encore de la liberté d’information et de vote, mais comme notre gouvernement n’a aucun pouvoir sur la monnaie et le commerce à cause de la gangue européenne, notre pays n’est plus qu’une composante d’un système oligarchique multinational. On a évidemment le droit de préférer – aucune ironie ici – ce système à une démocratie américaine de type trumpiste, où la xénophobie anti-mexicaine a contribué à la victoire d’un candidat populiste…

Mais peut-on encore parler de démocratie dans le cas d’un président qui, comme Donald Trump, trompe ses électeurs en propageant de fausses informations, ou méprise la justice en graciant son ex-conseiller condamné à quarante ans de prison pour avoir menti aux juges à son propos ?

On est dans un système ouvert avec des imperfections, en crise même, et il faut aussi parler des délires mensongers de la presse de l’establishment américain.

Sauf que les médias ne sont pas élus, eux…

Les Américains restent largement informés, et la possibilité de l’alternance politique reste ouverte. Mais être démocrate, pour moi, c’est d’abord faire le ménage là où l’on peut agir, comme en France, où nous savons, depuis le Covid, que le mensonge d’Etat règne ! Cela étant, la chute du système démocratique n’est pas un drame absolu. L’essentiel de l’histoire humaine n’est pas la démocratie, mais de grands mouvements de fond, des flux et des reflux… Un vieux professeur m’a dit un jour, au sortir d’une conférence contre l’euro : « M. Todd, arrêtez de souffrir : même si vous ne pouvez pas agir sur l’Histoire, elle ne s’arrêtera pas ! » Me voilà arrivé à 69 ans, nous sommes toujours dans l’euro, Macron parle, parle, parle… Et pourtant, je reste jovial. L’Histoire, en effet, continue et reste passionnante. Et l’homme ira dans les étoiles…

*A lire au Seuil :

La Chute finale (1976)

L’Invention de l’Europe (1990)

Après l’Empire (2002)

L’Origine des systèmes familiaux, t. I, L’Eurasie (2011)

Le Mystère français, avec Hervé Le Bras (2013)

Où en sommes-nous ? (2017)

L’Express. 26 juillet 2020.
Propos recueillis par Claire Chartier,

https://www.lexpress.fr/actualite/emmanuel-todd-depuis-le-covid-nous-savons-que-le-mensonge-d-etat-regne-en-france_2131227.html

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